Lafoda couverture
Salvador Dali et Pablo Picasso
Extrait d’une interview menée par Juan Pablo Carcozon interrogeant Salvador Dali à propos de Pablo Picasso.
Paru dans l’ancien journal d’art catalan, Persona.

« — …mais je dois dire qu’il vous habite de façon majestueuse !
— Voyez-vous, Dali est toujours habité par ce qui est majestueux.
— Et comment définiriez-vous le lien qui existe entre vous et Picasso ?
— Dali a déjà répondu à cette question.
Mais Dali peut y rerépondre si vous le souhaitez si ardemment !
— Je pense que nos lectrices et nos lecteurs apprécieraient grandement !
— Et bien c’est avec grandeur et majesté que je leur répondrais en commençant par un proverbe catalan :

Quand l’hirondelle s’arc-bute, L’Étourneau est en rute.

Bon.
J’ai toujours eu un respect et une admiration digne du plus fanatique des fans envers Picasso.
Voyez-vous, sa petite tête chauve luisante représente pour moi cet espoir que l’on peut avoir face à une omelette mal cuite : l’espoir que tout est encore possible !
— Dîtes-moi si je me trompe, mais, vous voudriez dire que Picasso serait un espoir envers l’art moderne ?
— Vous vous trompez.

Je dis bien que Picasso représente l’espoir même de pouvoir faire une omelette digne de ce nom.


Savez-vous à quel point il est difficile de faire une omelette parfaite ?! L’art qui s’y inscrit dépasse le débat que l’on pourrait avoir sur le futur de l’art moderne, monsieur Parabole !
— “Jean-Paul”.
— C’est quoi ça ?
— Je m’appelle Jean-Paul, pas Parabole.
— Est-ce que c’est important pour notre interview ?
— Euh non… pas
— bon alors !
Restez avec moi Jean Jean ! Restez concentré ! – lui lança-t-il en claquant des doigts
C’est très important ce que je vous dis là.
Ce siècle sera réussi si l’on trouve une façon efficiente et universelle de cuire un œuf !
Comment dépasser la perfection de cette courbure qu’a la coquille de l’œuf ? Voilà la question du siècle !
Et la voûte céleste qui protège le jaune d’œuf de Picasso en est l’exemple parfait.
Nietzsche cherchait un surhomme, moi je cherche une coquille d’œuf.
— Très intéressant.
Pourriez-vous souligner les traits qui…
— … la courbure de l’œuf…
— Comment ?
— Non, je voulais juste dire que… la courbure de la coquille d’œuf est incroyable…
— OK.

— …et le crâne de Picasso représente cette perfection.


— OK.
— …
— Salvador Dali,
— Oui Joseph ?
— … “Jean-Paul”.
Pourriez-vous nous dire de façon plus technique ce qui différencie l’art de Picasso à l’art de Dali ?
— Très bonne question.
Là je comprends où vous voulez en venir.
Comme je l’ai noté dans mon livre “Journal d’un génie”, Picasso a 9/20 pour ce qui est de la technique. Dali a 12/20.
— C’est d’ailleurs un livre très intéressant pour ceux qui veulent lire les pensées de Dali.
— Vous allez écrire ça ?
— Écrire quoi ?
— “Un livre très intéressant…”, etc. ?
— Non, mais nous allons sûrement le référencer à la fin de l’article.
— J’aime beaucoup votre façon de travailler.
— Merci monsieur Dali, c’est très gentil.
— Puis-je vous dire à quel point le lobe de votre oreille est très semblable au crâne parfait de Picasso ?
Rires
— Serais-je aussi un espoir pour le siècle ?

— Non, mais votre lobe l’est très certainement !


Rire plus forcé de la part du journaliste.
— Restons dans la comparaison entre Dali et Picasso : en quoi Picasso devance Dali et vice-versa ?
— J’aime votre esprit : il est rapide.
Utiliser “vice et versa”, c’est anticiper le mouvement temporel d’une articulation réflexive et synthétique.
Picasso devance Dali dans plusieurs domaines :
pour l’inspiration avec un 19/20, alors que Dali n’a que 17/20 ;
pour le sujet avec 18/20, alors que Dali n’a que 17/20 ;
pour le génie avec 20/20, alors que Dali n’a que 19/20.
— Précisons que ce sont vos notations.
— Qui a écrit le livre ?
— …vous.
— Pourquoi cette précision alors ?
— …
— Bref, pour ce qui est de Dali qui devance Picasso, l’écart n’est pas si significatif que ça :
pour l’originalité, Dali a 17/20 alors que Picasso a 7/20 ;
pour le mystère, Dali a 19/20 alors que Picasso a 2/20 ;
pour l’authenticité, Dali a 19/20 alors que Picasso a 7/20.
— L’écart est tout de même important comparé aux domaines où Picasso vous devance, ne croyez-vous pas ?
— Il a quand même un 20/20 pour le génie.
— Oui, mais le génie est un critère assez subjectif et assez vague.
— Peut-être l’est-il pour vous, mais il ne l’est pas pour moi.
— Très bien.
Pour finir, comment trouvez-vous les œuvres de Picasso ces derniers temps ?
— Timides et rigides.
— D’accord.

— Je vous l’ai dit, il est l’hirondelle, je suis l’étourneau. »



1965, Port Lligat.

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« Journal d’un génie« , Annexe VI, p.303, Salvador Dali, L’imaginaire Gallimard.

*2015